De la baise

 

Dès qu’on dépasse la vengeance, cet acte inutile, on arrive à son contraire qui la fonde, le besoin. Le matérialisme a généralisé la conviction que les hommes se révoltent pour satisfaire des besoins. Si les pauvres se révoltent parfois lors d’un besoin insatisfait, comme le manque de pain à Paris en 89, la vérité de leur révolte n’est pas la satisfaction de ce besoin, comme l’a prouvé 93. Contrairement à la théorie matérialiste de la nécessité de la révolution, la révolution est plutôt une critique de la nécessité et du besoin. La révolution iranienne est à cet égard exemplaire. 

Les humains ne sont pas humains parce qu’ils procréent ou parce qu’ils mangent, par cela ils sont animaux. Ce n’est pas dans la nécessité de sa survie que l’humanité se distingue : en cela elle est une espèce animale comme les autres. Le projet révolutionnaire est une proposition de dépassement de ces besoins, de l’obligation et du devoir. Il s’y agit d’organiser la société humaine, non plus en fonction de ces contraintes animales, mais au contraire, en fonction de ce qui l’en libère, de ce qui distingue l’espèce humaine, jouer, parler, jouer. 

La domination des besoins, dans la société moderne, est devenue une tyrannie. Je ne parlerai même pas ici du besoin de marchandise, dont tous mes contemporains savent que ce n’est pas vraiment un besoin, mais agissent comme s’ils l’ignoraient. Mais la contrainte, inhérente aux besoins animaux, est devenue la charpente de notre communauté, étouffant jusqu’à l’imagination d’un monde sans police ; la peur de la précarité augmente dans la même proportion où celle-ci semble reculer ; la communication diminue en proportion du nombre de communicants, comme s’il s’agissait d’un gâteau qu’il faille partager en davantage de parts. Le besoin, attaqué pas à pas, recule pas à pas, dans l’infini. Plus le besoin est poursuivi ainsi, plus il grandit. Mais plus les hommes le poursuivent ainsi, plus ils rapetissent, à l’image de leurs chefs, devenus aujourd’hui des valets fourbes et myopes. Etroitesse, indignité, humiliation et falsification sont les gages outrageants d’un monde qui sera toujours dans le besoin, où l’espèce humaine progresse comme dans du sable mouvant. 

La sexualité est un besoin bâtard, né du besoin de reproduction et du plaisir, et le plus souvent orphelin de l’un et l’autre. La sexualité est un néobesoin, résultat laissé pour compte de plusieurs réorganisations et redécoupages de l’activité et des relations humaines, comme le Tchad et le Liban sont les résidus du découpage postcolonial. Et, de ce fait, comme le Tchad et le Liban, la sexualité est un générateur perpétuel de conflits insolubles. C’est la psychologie moderne de Freud, puis de Reich, qui a cristallisé la sexualité en tant que telle, révélant d’abord qu’existait désormais, historiquement, une activité génitale par elle-même, et en elle-même. La théorie de la sexualité s’est d’abord manifestée comme critique du refoulement sexuel. Ainsi, la sexualité elle-même est apparue d’emblée comme un besoin de toujours, que cette théorie n’ambitionnait que de rétablir dans cette dignité. 

Les gestionnaires (on ne peut gérer que le besoin) nés après la théorisation de la sexualité y ont sans difficulté adhéré. La critique du refoulement leur tient même lieu souvent de refoulement de toute critique. L’énergie employée à refouler est nécessairement supérieure à l’énergie défoulée, une perte sèche, calculent-ils en bons économistes. De plus, elle risque d’exploser. Alors que, bien encadrée, cette sexualité peut être satisfaite, donc anéantie. Sa canalisation, par ailleurs, compte tenu du travail et de la surveillance constants qu’elle implique, contribue à la fois à la prospérité et au silence social. 

A la révélation apocalyptique des conséquences catastrophiques du refoulement sexuel (Freud, Dada, Spartakus) a succédé la tolérance du défoulement sexuel, bientôt discrètement encouragé. Passant avec désarroi, culpabilité, et une soif réellement insatiable, du refoulement obligatoire au défoulement encadré, les pauvres sont restés pauvres. Ce honteux défoulement autorisé, loin de supprimer leur misère, comme certains s’en vantent naïvement, n’a même pas supprimé leur misère sexuelle, la renforçant au contraire. Ce défoulement s’exprime sous diverses formes, en diverses activités. Mais l’activité dominante, née en Europe au siècle dernier, et dont la soudaine et impérieuse propagation à travers toutes les nouvelles divisions de la société matérialiste a fait apparaître la sexualité en tant que besoin et théorie, le défoulement sexuel par excellence, séparé de la pensée consciente, blindé contre l’émotion, et divisé de l’ensemble de la vie, se dit baiser, bumsen, fuck. 

Le mot argotique baiser, s’accoupler entre humains, a un second sens, qui supplante le premier (qui en français n’a lui-même chassé que tout récemment le sens précédent, embrasser) mais en en faisant éclore la vérité (comme le baiser-copulation a été l’éclosion de la vérité du baiser-embrassade). Il signifie posséder, tromper, humilier. Lorsque deux partenaires sexuels baisent « ensemble », l’un baise l’autre, le possède, le trompe, l’humilie. L’un est séparé, blindé contre l’autre, qui est interchangeable. Le refoulement consiste à absorber toute émotion et toute énergie sexuelle dans la fortification d’un mur défensif (la carapace qu’est le caractère) pour interdire toute pénétration d’émotion d’autrui, mais qui interdit réciproquement toute évasion de ses propres émotions. Plus on est insensible au partenaire, plus on retranche le dialogue, la pensée, mieux on baise. Wilhelm Reich, qui toute sa vie a combattu cette « peste émotionnelle », notait dès 1923 la différence entre le plaisir prétendu ou supposé et le manque quasi général de plaisir. La baise, qui depuis est devenue un meilleur véhicule de cette peste émotionnelle que la peur de l’interdit, est un défoulement qui protège et renforce le refoulement. La baise est un avortement de rencontre qui permet à des personnes carapacées de décharger à l’intérieur de leur carapace. Dans les intarissables conversations chuchotées par les pauvres modernes à ce sujet revient souvent la question de savoir si la baise, opposée à l’amour, se différencie qualitativement de l’onanisme : la baise est une apparence de communication. 

Le libertinage et la prostitution sont les deux ancêtres imparfaits de la baise, où l’un au moins des deux partenaires est hostile ou au moins indifférent à l’autre. Mais ces deux activités, issues des interdits moraux et sociaux sur l’amour, ont en commun avec l’amour d’être un résultat ou une préparation de l’activité générique humaine, la communication. Dans le libertinage, la communication se fait sous forme de dissimulation ou de mensonge, dans la prostitution sous forme d’argent, de communication aliénée. Dans la baise, la communication est un accident extérieur. Baiser n’est ni un résultat ni un prétexte à communication. Baiser, c’est satisfaire sa sexualité séparément de toute autre satisfaction. Pour la première fois, une activité sexuelle appauvrie fait de la sexualité un pur besoin. 

La baise est une rencontre falsifiée, qui n’a que l’enveloppe charnelle de la réalité, une pratique au rabais, les restes du festin qu’on jette aux pauvres. Ce sont les choses qui pratiquent, dans l’abstraction, la communication. De la chose, les pauvres n’ont que la forme, le contenu leur échappe. Au fond de notre baise, notre reproduction, que des techniques médicales commencent à falsifier aussi massivement que notre nourriture ou notre atmosphère, nous échappe. Nos enfants, fruits de cette absence de maîtrise sur nos propres corps et notre propre vie, aussi grotesquement que la digestion de notre néonourriture, nous ont déjà échappé, dès la naissance. 

Quelle que soit la façon dont il s’y prend pour baiser, le pauvre moderne est insatisfait jusque dans la satisfaction même. Il a beau y mettre l’ardeur d’un sportif, l’application d’une secrétaire ou la psychologie de Foucault, il manque toujours quelque chose. Car dans la baise comme dans l’argent, plus on en a plus on en manque. Comme il y a des avares et des boulimiques, il y a désormais des baiseurs à la chaîne. Le principe du besoin, le quantitatif, est bien le principe de la baise. Comme ceux qui souffrent le plus du manque d’argent ne sont pas ceux qui en ont le moins, mais ceux qui au centre de sa circulation ressentent le plus le contraste entre toute la richesse et la part négligeable qui leur en est dévolue, ceux qui souffrent le plus du manque de baise, dans les innombrables petites annonces, réseaux téléphoniques ou télématiques, peep-shows et sex-shops, dans tous ces ersatz permis mais tapis dans la semi-obscurité de la honte, ne sont pas ceux qui baisent le moins, mais ceux qui enragent le plus d’être privés de communication, alors que leur profession, leur âge, et leur situation dans le monde, les placent au centre de cette insaisissable communication qui se fait sur leur dos. Souvent valets subalternes dans les plus récentes divisions du travail, les frustrés d’argent calculent qu’à force de s’investir en entier et sans condition dans l’exécution de leur besogne salariée leurs recettes y dépasseront un jour le coût faramineux de cette dépense, comme les frustrés de sexualité, qui sont les mêmes, calculent que l’épuisement de leur sexe sera payé par l’épuisement de leurs désirs, que leur multiplication de rencontres noiera la détresse de leur solitude, que la liberté sexuelle qu’ils affichent comme un complexe droguera dans les délices leur esclavage si profond. Ces adultes infantiles grimpent aux escabeaux pour attraper la lune. Ils perçoivent l’activité dominante de leur sexualité comme les enfants séniles qui en sont le résultat perçoivent l’héroïne : la baise est un flash de quelques secondes (et avec l’accoutumance, le flash même s’efface) entre des heures, des jours, des mois, des années d’ennui, d’angoisse et d’absence, meublés seulement de la grise frénésie de tractations sordides. La baise n’a pas élevé, elle a abaissé, elle n’a pas permis aux individus de maîtriser leur existence, elle a, au contraire, renforcé leur sujétion. Baiser est inséparable de séparation, de peur, de silence. 

La seule critique pratique de la baise est l’amour. Autant la baise anesthésie, divise et frustre, autant l’amour réveille, unit et comble. La baise est au travail ce que l’amour est au jeu. La baise est la sexualité de la survie, l’amour est le grain de beauté de la vie. Comme l’histoire, l’amour est fait de révolutions et de bonds qualitatifs, comme le quotidien, la baise est une monotone répétition de coups, une morne plaine quantitative. 

Il ne s’agit pas encore ici de tracer précisément, mais simplement de signaler, cette frontière qui se trace elle-même entre baiser et aimer, parce que, quoiqu’elle prenne des allures de fossé aux conséquences considérables, elle n’est encore nulle part reconnue. L’exemple le plus immédiat est dans l’emploi des mots. Alors que baiser est partout l’activité sexuelle dominante, aimer est encore le mot dominant dans la sexualité. Malgré les foudroyants progrès du langage populaire, le mot argotique baiser est encore perçu comme péjoratif, s’appliquant à une activité que les pauvres veulent encore le plus souvent pudiquement magnifier. A cause des foudroyants progrès de l’activité de baiser, le mot aimer est devenu l’un des plus ambigus et contradictoires de la langue. 

La généralisation de la baise a tellement raréfié l’amour que l’amour est mythifié bien au-delà des inquiétantes légendes du romantisme, qui l’avaient désexué. L’impossibilité des pauvres à s’élever à la noblesse de cette reine des passions, qui rend fou et prêt à donner sa vie, fait que les pauvres déifient l’amour et sont prêts à devenir fous de Dieu, prêts à donner leur vie pour lui : le concept de Dieu a aussi pour fonction de concentrer l’amour en tant qu’absolu. Comme l’authenticité devant le déferlement des marchandises et l’air pur devant le fog des villes et des esprits, l’amour, devant la baise, s’est réfugié sur le haut des cimes. 

A l’inverse, le concept d’amour a aussi subi une dégradation considérable. L’amour est devenu si commun qu’on aime son prochain, mémé, bébé, son chien, le cinéma, son jean, la vie, toute chose. Il est même certaines choses qui aiment, et il est même des choses qui aiment des choses (entre mille exemples, cette chaîne de télévision qui étonnamment fabrique ce charabia si intelligible : le sport aime la Une). Que l’amour soit ainsi communément dans les choses n’est pas qu’un vulgaire abus de langage, mais bien l’un des phénomènes les plus ravageurs de notre époque. 

Le concept d’amour ainsi écartelé entre un sublime qu’on n’atteint jamais et un profane dont on ne s’extirpe jamais est le reflet négatif des progrès de la baise, et, dans le même mouvement, de l’évanescence de l’amour. Ces deux extrêmes de la conception de l’amour cristallisent également les deux partis qui s’emparent officiellement du débat sur les mœurs, et notamment en Iran, où ce débat a réellement lieu. Le débat entre le parti pro-amour de Dieu et le parti pro-amour des choses a pour fonction de rationaliser l’amour par le même contraire par lequel Staline espérait rationaliser l’intelligence : un militantisme policier allié à une police militante. 

Si la baise est arrivée dans l’Europe de Reich, comme Lindbergh au-dessus de l’Atlantique, annoncée, étonnante, donnant à réfléchir, brisant enfin de vieux interdits déjà ébréchés, elle s’est abattue sur l’Iran du shah comme une catastrophe, à la vitesse du dernier Phantom acheté aux Etats-Unis dont le pilote aurait eu une soudaine défaillance. Soudain, la peste émotionnelle ravage un pays plus dense que l’Europe de la Peste noire, en commençant par son prince. Le cortège de transformations morales et sociales qui suivent la baise comme les percepteurs byzantins suivaient les armées de Justinien en campagne, découvert avec la même stupeur qui se transforme rapidement en haine, est certainement la première cause de la colère de 1978. Et la baise est une activité d’autant plus injurieuse pour les pauvres qui la découvrent qu’ils n’y échappent pas eux-mêmes. 

Un grand bravo à ces commentateurs et informateurs qui, dans la vertigineuse explosion des sens de 1978, dans la promiscuité sans exemple de Téhéran, n’y ont pas vu le moins du monde une façon de bander ! Comment, au milieu d’une moiteur aussi manifestement sensuelle, peut-on avec une pareille obstination ne rapporter que des stupidités politiciennes d’une poignée de vieillards consentant tous leurs efforts à faire cesser cette euphorie ! Ce silence complice, avant d’être décomprimant, dénonce ses auteurs comme n’étant eux-mêmes que de prudes petits baiseurs qui préparent leur retraite contre les débordements de la jeunesse. 

Les conditions à Téhéran ont été idéales pour l’amour : jeunesse, liberté, soleil, fête et guerre civile. Dans la guerre civile, autorité, loi et traditions tombent, le champ de l’amour, qui ne se satisfait d’aucune limite, s’ouvre soudain dans la débauche de rencontres, d’émotions, de palabres. Le tout ou rien, l’éphémère, la hardiesse à outrer, la destruction des habitudes, le mépris de la mort, toute la grâce et l’intelligence du quattrocento italien renaissent dans cette année 1356 de l’hégire. Il est donc impensable que l’amour, cette pratique éminemment révolutionnaire, aussi légère que profonde, aussi grave que drôle, la plus intense et la moins essentielle, ce superflu indispensable, ne se soit pas plus exercée en Iran que partout ailleurs en 1979. Que la jeunesse de Téhéran ait partagé sur l’amour le silence asphyxiant de son ennemi marque d’abord la limite de tout le mouvement dont elle est le cœur. Si la théorie d’une chose est la vérité de son dépassement, ce n’est pas encore d’Iran que nous viendra la théorie de l’amour. 

Cependant, le débat sur l’amour, la baise et la sexualité n’a eu lieu en 1979 qu’à Téhéran. C’est d’ailleurs ce qui nous autorise à parler de révolution iranienne. Ce débat, chuchoté dans la confusion, honteux au milieu des passions les plus diverses, dans un épais brouillard idéologique, s’est déroulé dans les pires conditions. Mais il n’y en a pas d’autres : engager ce débat-là c’est en même temps supprimer les conditions existantes. 

La question de la reproduction, des mœurs et du plaisir n’a jamais été, comme dans ces lignes, séparée de la foule des autres questions dont retentissait la place publique de Téhéran : bien au contraire, elle est leur émotion et leur violence, leur irrationalité et leur vie, en un mot, leur unité. Quoique immédiat et omniprésent, en un désastreux paradoxe, ce débat n’a jamais été posé qu’en d’autres termes que les siens : ainsi, la vengeance est sa première manifestation. 

Dans le débat sur la baise, la vengeance a eu l’intérêt de désigner ceux qui ne bandaient pas : les valets n’éprouvent que du déplaisir quand l’Etat explose dans la rue, où la communication s’ébauche sans intermédiaire. C’est ainsi que les valets du monde entier n’ont jamais su que les gueux de Téhéran, au sommet de leur excitation, cherchaient à formuler cette excitation : il fallait au moins la ressentir pour avoir l’élévation de vouloir la maîtriser, même maladroitement. Ainsi que la vengeance a divisé les valets des gueux, le débat sur la baise a divisé les gueux entre eux sous le regard perplexe des valets impuissants, qui n’ont fini par s’y introduire qu’en leur fonction d’idéologues, toujours sans même savoir de quoi il était question. 

La fraction des gueux de loin la plus nombreuse soutient que la sexualité moderne, à bas le shah, avilit. La minorité soutient que la baise libère, abat le shah aussi. Jamais les deux positions n’ont été énoncées aussi clairement dans le feu de l’action, ce qui aurait eu pour premier mérite de montrer qu’elles ne sont nullement antagoniques. La baise avilit et libère. Elle libère en détruisant les mille interdits qui permettaient à la communauté de maîtriser les émotions en les atrophiant, elle avilit justement en supprimant cette maîtrise, en transformant les individus en jouets désorientés d’une sexualité sans but. Là est la division profonde des gueux d’Iran. Les deux fractions, en s’opiniâtrant dans leur dispute, se sont affaiblies. 

Pour une fois ce ne sont pas les idéologues qui se sont saisis d’un débat pour le falsifier. Ils n’ont même jamais su qu’il a eu lieu. Ce sont les deux fractions de gueux, de plus en plus échauffées par ce désaccord sourd et intermittent, qui se sont saisies d’idéologues concurrents pour donner du poids et de la forme jusque dans le spectacle à leur argument respectif. C’est certainement la faute décisive des gueux d’Iran. C’est comme si en 1871 une moitié des communards avait ouvert les portes de Paris aux versaillais, pendant que l’autre aurait fait rentrer les Allemands, afin de l’emporter dans une dispute. La peur l’a emporté sur le plaisir et aussitôt on a ce gauchisme qui défend cette abominable activité qu’est la baise, et le néo-islam qui défend cette abominable morale patriarcale que la baise compromet. Désormais, la défensive l’emporte sur l’offensive, ce qui est une folie à ce moment de la guerre civile. Quand l’idéologie reprend le dessus sur la théorie, les pauvres recommencent à agir selon des dogmes, plutôt qu’à discuter selon leur pratique. 

C’est à propos du tchador, le voile que portent les femmes, que le débat sur la baise accède à la publicité. Le shah l’avait interdit ; donc, en 1978, les manifestantes l’arborèrent comme un drapeau. Or voilà que les hezbollahis exigent qu’il soit rendu obligatoire ! Dès le 8 mars a lieu la première manifestation de femmes, sans voile, aux cris de « A bas Khomeyni » ; les hezbollahis contre-manifestent : « Tu te vêtiras ou nous te battrons » ; les manifestantes répliquent : « Nous préférons être battues mais libres. » Le 10 et le 12, les hezbollahis attaquent les manifestations de femmes à l’injure, au bâton et au couteau ! La sensualité de ces agressions (pourquoi les hezbollahis n’ont-ils pas utilisé leurs armes à feu ?) devient trop torride pour les gauchistes fedayines : ils retirent leur soutien à la manifestation féministe du 13, qui « déstabiliserait » le gouvernement Bazargan, que ces apprentis valets viennent de décider de soutenir. Cette manifestation, qui a quand même lieu, finit « noyée dans la contre-manifestation ». Le journaliste, qui utilise cette intéressante formule, omet malheureusement toute explication sur cette noyade à laquelle il a donc heureusement échappé. A partir de là, gauchistes et islamistes évitent de prendre la rue comme théâtre de cette scène de ménage. Ils cherchent dorénavant à se baiser d’une manière plus sournoise. 

Côté gueux, le débat sur le voile est un voile sur le débat. La peur de déchirer le voile est la peur de parler de la baise et de l’amour, et elle est partagée par les défenseurs et les adversaires du tchador, bienheureux de dépenser toute leur ardeur à un fortin aussi avancé, à un symbole aussi concret. Il y avait cependant de quoi rire devant le désarroi des féministes tiers-mondistes, soudain partagées. Il y a moins à rire du bruit qu’elles en firent, et qui rendit impossible tout débat en profondeur. 

Qu’importe que l’homme à vagin porte un voile pour ne pas être désiré par l’homme à couilles ? Il est vrai, comme l’assurent les gueux islamiques, que l’homme à vagin est infiniment plus respecté dans la société islamique traditionnelle que dans la société de baise moderne. Mais c’est parce que l’homme tout court est infiniment plus respecté dans la société islamique traditionnelle, et non pas parce qu’il y est moins exposé au désir, mais malgré qu’il y soit moins exposé au désir. La suppression du voile est une conséquence de la suppression de la dignité. Réinstaller le voile, l’apparence de la dignité, sans réinstaller la dignité, aliénée dans les choses, c’est humilier encore davantage, une sorte d’exorcisme grotesque. Dès le 8 mars, la voix de Khomeyni, étranglée d’appréhension devant la menaçante intensité de ce débat pourtant encore subalterne, cherche à l’éterniser en rendant un jugement d’Argus qui permet aux deux partis de continuer la dispute sans la dépasser : « Le voile n’est pas un ordre, mais un devoir. » 

Dans ces prémices du débat sur la sexualité, on a vu très peu d’armures fémino-gauchistes noyées dans une écrasante majorité de gueux carapacés d’islam. Le noyau dur de ces derniers sont les mostaz’afines, les déshérités. Le noyau dur de ce noyau dur sont les hezbollahis, le parti de Dieu (comme si le Dieu du towhid pouvait être la raison d’une division en partis !). Les hezbollahis ne sont évidemment pas un parti traditionnel, policé, carriériste et récupérateur, construit entre la cotisation, le militantisme et la hiérarchie institutionnalisée. Les hezbollahis sont le groupe le plus calomnié de la révolution iranienne. Ils « forment un milieu louche où se sont infiltrés des truands de tous bords, des escrocs, des voleurs, des clochards, des hommes habiles à manier le gourdin et le couteau. Maîtres de la rue, ils sont présents dans toutes les manifestations religieuses ». Shapur Haqiqat est professeur à la Sorbonne et ne peut donc approcher la pègre et le « lumpen-prolétariat » que côté bâton, ce dont il se venge par-derrière, assuré de n’être que méprisé par le peu de ses ennemis qui le lisent : « Ces individus auraient pu, dans d’autres circonstances, servir n’importe quelle politique fascisante, laïque ou non, de gauche ou de droite. » Quand un valet parle de quelqu’un qu’il ne connaît pas, la première chose qu’il demande est au service de qui il est. Celui-ci, bien drapé dans sa livrée de gauche, en oublie naturellement de signaler que les hezbollahis ont toujours soutenu la grande grève de 1978, qu’en authentique lumpen-prolétariat ils auraient pourtant dû casser, selon les analyses de gauche, pendant que les cours de Haqiqat à la Sorbonne se poursuivaient tranquillement ; il ne nous dit pas non plus pourquoi les hezbollahis n’ont jamais servi le shah, qui est pourtant par excellence « n’importe quelle politique fascisante » ; ce lâche modéré avoue donc encore moins le courage obstiné de ces extrémistes, fers de lance et martyrs du combat de rue, à la seule obstination desquels il doit d’arrondir ses fins de mois avec d’ignobles petits bouquins vulgarisés sur l’Iran. Il est bien avisé d’y calomnier d’avance ceux qui un jour pourraient lui en réclamer les droits d’auteur. 

A ma connaissance, ces « bandes noires » qui « ne sont pas une invention du régime islamique » n’ont existé sous le nom de hezbollahis qu’à partir de la dispute sur la sexualité. Comme les émeutiers de Soweto et davantage encore les délinquants des kébélés, cette lie de la terre fait peur parce qu’elle semble n’avoir peur de rien. Mais comme la Mafia, ses lois plus sacrées et plus dures que celles qu’elle avait l’habitude de transgresser sont soudain menacées par la chute des règles à laquelle elle vient de contribuer. Alors elle fait régner sa terreur de cette explosion de tension, de cette menace d’orgie, à la mesure de son courage qui l’a permise. C’est une tragédie historique de voir les irresponsables de la société qu’ils ont ravagée de leur courage ravagés par la peur d’être responsables, et n’utiliser cette responsabilité qu’à étendre cette peur aussi loin que leur influence. Tout ce qui interdit le plaisir se roidit en proportion que le plaisir approche, jusqu’à ce qu’interdire le plaisir devienne le plaisir. Les premiers châtiments, bien avant le Code pénal islamique, sont aussi sexuels que ce qu’ils sanctionnent. On fouette les adultérins, les voleurs, les alcooliques ; on exécute les violeurs, les dealers, les homosexuels. Ce ne sont pas les idéologues islamiques qui ont manipulé les hezbollahis, ce sont les hezbollahis qui ont contraint ces idéologues à interpréter la shari’a et la morale islamique, dans ce qu’elles ont de plus radical. Les hezbollahis ne sont ni des SA ni des SS, encore moins les hachichis du Vieux de la montagne, mais d’abord les stricts moralisateurs du néo-islam. Car pour les ‘olama, ces idéologues en turban, il faut d’abord éviter la confrontation avec cette fraction gueuse intraitable, aux hommes si farouchement inquiets de leur dignité, si susceptible chez des caractères si trempés. Comme pour la vengeance, les récupérateurs commencent, non pas par récupérer, mais par abonder dans le sens des gueux les plus féroces, pour se mettre à l’abri eux-mêmes. Ce n’est que lorsque le respect craintif des ‘olama pour la dignité des déshérités se sera renversé en crainte respectueuse des déshérités pour la dignité des ‘olama que la corruption, d’autant plus vile que la loi était dure, réapparaîtra, corollaire infaillible de la décontraction des domestiques. 

Mais ni les interdictions de la viande congelée, de l’alcool, de la culture du pavot, ni même cette phrase pleine de sens du médium islamique de la révolution iranienne, Khomeyni, qui a fait hurler tous les observateurs occidentaux, parce qu’ils ont tous un walkman à la place du cerveau, « la musique est l’opium du peuple », ne peuvent combattre la baise. Et dans le même temps que les pauvres se résignent à tolérer le néo-islam, ils se résignent davantage à pratiquer la néosexualité, objet de leur révolte, dont ils ont su si peu parler, comme l’atteste encore la voix du même Khomeyni après huit mois de débat avorté, le 30 octobre 1979 : « Ce que l’Occident exporte dans notre pays est précisément ce qui nous ruine : la liberté de forniquer. »