Remettre en marche la théorie des conseils

 

Les conseils auxquels il est fait référence sont apparus en 

1905, en Russie
1917-1921, en Russie
1918-1923, en Allemagne, Bavière, Hongrie, Thuringe
1927-1931, en Chine956, en Hongrie
1968, en France
1968-1969, en Tchécoslovaquie
1974-1975, au Portugal
1975-1978, en Ethiopie
1978-1981, en Iran
1991, en Irak
  

1) Bons conseils

L’intérêt du conseil né des révolutions de ce siècle, et de ce siècle seulement, est d’abord qu’il soit apparu si souvent alors que l’idéologie qui le soutenait, le conseillisme, était si marginale que la plupart des membres de conseils n’en ont jamais même entendu parler. Sa richesse, ensuite, est qu’il ait été la seule forme d’organisation issue des révoltes spontanées à rejeter a priori les formes d’organisation pensées avant cette révolte, en cohérence donc avec cette spontanéité. C’est en quoi le conseillisme est le contraire du conseil. 

II 

Le conseil est d’emblée une critique et une alternative à l’Etat. En tant que critique, il continue la révolte dont il est issu ; et en tant qu’alternative, il la cesse. Mais aucune autre forme d’organisation éprouvée n’a été élaborée et expérimentée depuis les premiers conseils en Russie, en 1905, dans l’intention de s’opposer à l’Etat et dans le but de le supprimer. 

III 

Pour tous ceux qui se demandent comment dépasser l’émeute moderne sans perdre son authenticité, quelle base organisationnelle donner à une offensive sans chefs, et dans quel type d’alliance la pratique et la théorie peuvent vaincre leurs séparations, le conseil est une possibilité à envisager. Mais l’expérience montre qu’en tant qu’institution le conseil freine l’offensive, et qu’en tant que forum il abandonne la parole aux manipulateurs, bolcheviques et sociaux-démocrates après 1917, gauchistes après 1968, gauchistes et islamistes après 1978. Cependant, le fait qu’il soit une tribune issue explicitement du soulèvement donne à ce soulèvement une parole, même insuffisante, qu’aucune autre « situation construite » n’a initiée. En tant que lieu de dispute et de débat, le conseil est la conception la plus adéquate connue de la continuation de l’émeute moderne. 

IV 

Le conseil est le seul organisme de l’histoire, depuis la révolution en Russie, à avoir posé et appliqué la démocratie. Il est le seul groupement d’individus publiquement en rupture avec l’organisation de la société issue de la révolution, puis de la contre-révolution en France, à avoir prôné et pratiqué la révocation à tout moment de ses propres délégués. Il est le seul instrument de décision souverain à avoir dégradé les gestionnaires de la société en commis, et la gestion en commission. Cependant, si ce principe semble avoir existé à chacune des révoltes où sont apparus des conseils, c’est seulement une minorité d’entre eux qui l’a effectivement stipulé et appliqué.
  

2) Mauvais conseils

Le terme même de conseil est une auberge espagnole. Toi et moi nous proclamons conseil ? Cela suffit pour que nous en devenions un. Soviet, Rat, conseil, shura associent des significations extrêmement traditionnelles à des formes organisationnelles issues de mouvements qui étaient porteurs de la nouveauté dans l’histoire. Shura, par exemple, correspond à une forme d’organisation de l’Islam préétatique. Le shah d’Iran avait instauré des shuras dans toutes les grandes entreprises, « conseils » où siégeaient un tiers de représentants du personnel, un tiers de représentants de l’entreprise, un tiers de représentants de l’Etat. Ces organismes de neutralisation du conflit social sont souvent, à la révolution, devenus le conseil, parfois même pas épuré par la vengeance, de l’entreprise en grève. Les seules limitations sémantiques du conseil ont été de lui adjuger un adjectif, représentant souvent son ancrage corporatiste : ouvrier, paysan, de soldats. L’incapacité des membres du conseil à mieux déterminer leur organisation en rupture de la société ne leur a pas permis de se démarquer clairement de tous les sens homonymes du mot, parmi lesquels figurent aussi le Conseil d’Etat et le conseil d’administration. 

VI 

La possibilité d’appartenance à une autre organisation, sociale, religieuse, ou politique, en dehors du conseil, ne semble jamais avoir été remise en cause par le conseil lui-même. Même les situationnistes, pourtant adversaires déclarés de la double appartenance, n’ont pas démissionné de l’IS ou dissous celle-ci en fondant le CMDO, avec des membres d’au moins une autre organisation. Anweiler donne la composition politique du deuxième Congrès des soviets d’octobre 1917, où les « sans parti » additionnés à ceux d’« appartenance inconnue » ne totalisent pas plus de 4 à 8 % du total des délégués, selon les modes de calcul, contre environ 50 % pour le seul parti bolchevique ; au premier Congrès des conseils d’ouvriers et de soldats d’Allemagne, qui eut lieu du 16 au 21 décembre 1918, Prudhommeaux dénombre 50 délégués sans affiliation de parti sur 489, pour 288 sociaux-démocrates. Et en Iran, après avoir laissé entrer les gauchistes, il n’y eut aucune raison d’y refuser les islamistes. Ainsi, au moment où les conseils commencent à se fédérer, c’est déjà sous la direction des ennemis de la révolution. Outre cette ouverture à leurs liquidateurs, la possibilité de la double appartenance dégrade le conseil en un organisme neutre et fonctionnel, sans implication complète de ses participants, avec une identité molle et sans subjectivité. 

VII 

Tentative de dépassement de la spontanéité, les conseils sont principalement les fossoyeurs de la spontanéité. Nés d’une époque où les révoltes se voulaient économistes, ils se sont identifiés autour des tâches de gestion. Pannekoek, dont le célèbre ouvrage ‘les Conseils ouvriers’ est plutôt la sonnerie aux morts d’un mouvement battu que le clairon d’un soulèvement à venir, en trace le triste « fil conducteur pour la longue et dure émancipation que la classe ouvrière a devant elle » : « « Conseils ouvriers », cela ne désigne pas une forme d’organisation fixe, élaborée une fois pour toutes et dont il resterait seulement à perfectionner les détails ; il s’agit d’un principe, le principe de l’autogestion ouvrière des entreprises et de la production. » Les conseils ont donc été principalement organisations sur le lieu de travail (en Iran, les shuras), contribuant à le conserver, et sur le lieu d’habitation (en Iran, les comités), contribuant ainsi au quadrillage policier et à la sédentarisation. Même s’il est hors de doute que dans les révoltes où ils sont apparus les conseils ont été des émanations d’une offensive, ils se sont plutôt comportés comme des concessions à l’ordre nécessaire, comme des freins, que comme accélérateurs de l’offensive et de la critique. Assurer les arrières, « défendre la révolution », reprendre en charge les tâches de l’Etat ont été davantage le cœur de leur action que de continuer à en formuler le négatif et à en chercher le dépassement. 

VIII 

Le bilan historique des conseils est désastreux : ils ont été si complètement récupérés ou si tragiquement massacrés (Cronstadt, Budapest, Irak), à une vitesse si foudroyante, et avec une résistance si faible, qu’il n’est pas infondé de dire d’un mouvement qui se forme en conseils que sa fin est imminente. A aucun moment l’importance du conseil ne semble avoir réussi à dépasser sa simple existence : aucune idée neuve ne semble s’y être révélée, aucune des révoltes où ils sont apparus n’y a trouvé d’impulsion qualitative notable, et, mis à part peut-être dans les kébélés d’Addis-Abeba, jamais les conseils n’ont tenté de représenter un mode de vie issu directement de la critique de celui qui était là. Les conseils se sont toujours contentés d’être les culbuteurs d’une seule hiérarchie, celle de l’usine, du quartier ou du régiment, et d’en assumer les fonctions civiles ou militaires.
  

3) A bas le conseillisme

IX 

La Bibliothèque des Emeutes a adopté, statutairement, le principe d’organisation le plus radical connu des conseils. Mais nous n’en sommes pas pour autant un conseil. Celui-ci est une organisation qui ne peut naître que dans une situation de révolte ouverte. Il semble pourtant aujourd’hui, malgré l’exception notable de l’insurrection en Irak, que les formes d’organisation issues de l’émeute moderne s’orientent vers des principes moins gestionnaires et une mobilité pratique et théorique plus soucieuse d’épanouir l’offensive. Cela provient de ce que les émeutiers aujourd’hui ne sont presque jamais groupés autour du lieu de travail, et que l’organisation de la subsistance de la société n’est pas un problème pour eux. Les expériences en Somalie, et à un degré moindre dans certains maquis d’Algérie, dans les townships d’Afrique du Sud, des Etats-Unis et de certaines banlieues européennes, semblent ainsi chercher une direction qui menace même d’empêcher toute remise en marche de la théorie des conseils. Quoi qu’il en soit, nous ne pensons pas pouvoir discuter efficacement de l’organisation consécutive à la révolte spontanée en dehors de l’éventualité concrète de sa création ; et si elle se produit, nous le ferions alors à partir des principaux avantages et inconvénients énoncés ci-dessus. 

(Extrait du ‘Bulletin n° 8 de la Bibliothèque des Emeutes’, texte de 1995.)