Différence entre la réalité dans la pensée commune et la réalité dans la téléologie moderne 

 

Aujourd’hui, la réalité est quelque chose que chacun pense connaître, mais que très peu de contemporains seraient en mesure de définir. Elle est essentiellement un référent, et ce référent est implicitement indiscutable. Alors que dans la téléologie moderne, la réalité est non seulement ce qui est fondamentalement discutable, mais même ce qui est l’origine de la discussion elle-même.


Dans l’acception commune, la réalité se présente comme un objet positif, parfaitement détouré. Malgré le fait que la réalité puisse recouvrir des objet aussi différents qu’un fait, qu’une chose ou qu’un jugement, elle apparaît comme une base positive, sur laquelle on peut s’appuyer ; la réalité, au moins dans la pensée courante, se comporte comme l’atome des atomistes : solide et sûr, insécable et fondateur, infaillible et doué d’effectivité. Et il serait presque possible de dire que, sur ces points-là, il en va de même pour la réalité vue par la téléologie moderne.

Presque seulement, car la réalité de nos contemporains est confondue, par hypostase, avec ce qu’elle est censée recouvrir. Ainsi un événement historique ou un état de fait vont être considérés comme « la réalité » ; ou bien une table, une fleur, un outil ; ou encore un choix, une décision. En étendant la réalité aux objets où elle se manifeste, on lui donne de l’espace et de la durée, un contour apparemment net et un contenu, le contour et le contenu de l’objet tel qu’on se le représente. De sorte que la réalité, dans l’imaginaire d’aujourd’hui, ce sont des actes et des choses. Mais les choses, en particulier, sont pérennes, restent indépendamment de notre imagination et de notre conception. Ainsi, la pensée contemporaine donne un corps à la réalité.

Une fois ce corps admis, la réalité peut devenir une base, un donné. Elle est originaire et impérative. Elle est une vérité, statique, puisqu’elle est déjà là, et sera là après nous. Et la critique contre cette réalité, ou plus exactement la complainte contre cette réalité, est de montrer qu’elle est contraignante, butée et bornée, que son arrogante et indiscutable vérité est un frein à l’imagination, ce besoin poétique de l’humain, qui lui permet de respirer, à travers l’absurde ou le rêve. Cette opposition date du « réalisme » affiché par la contre-révolution marxiste, opposée au surréalisme également issu de la contre-révolution russe.

C’est par rapport à la catégorie de la vérité qu’on peut bien voir la différence entre la réalité telle qu’elle est généralement comprise aujourd’hui et la réalité telle qu’elle est théorisée dans la téléologie moderne. Dans les deux cas, la réalité a une valeur de vérité. Dans la vision actuelle, cette vérité est un a priori : la réalité est déjà là, indiscutable et donc sa vérité est indiscutable. Ce qui est subsumé sous la réalité est vrai, pour ainsi dire par définition. Cette vérité est pratique, mais elle valide des pans entiers de vérité théorique, et en particulier les catégories de la pensée, qui, dans la téléologie ne sont que des hypothèses utiles en leur temps, donc des leviers d’action relatifs aux circonstances. Dans la téléologie moderne, la réalité est la vérité aussi, mais c’est une vérité en tant qu’aboutissement d’une vérification. Dans la vision actuelle, la pensée vérifie la réalité, et donc la vérité dont la réalité est porteuse est une proposition de cohérence avec les constructions hypothétiques, une vérité théorique. Dans la téléologie moderne, la réalité vérifie de la pensée, rend vraie de la pensée en la finissant, en la détruisant, en l’accomplissant. La vérité est le résultat d’une vérification pratique.

Pour la téléologie moderne, la réalité est un résultat. Il y a de la réalité quand il y a fin, destruction d’une pensée. Or cette fin, cette destruction elle-même, n’a pas de contour ni de contenu, et c’est pourquoi elle est insaisissable. La réalité force la pensée à reconstituer, à interpréter, à charger la fin d’une pensée d’un contenu qu’en général elle n’a pas. Dans cette façon de voir la réalité, il n’y a pas de chose réelle, il n’y a pas de fait réel – chose et fait ne sont que des catégories selon lesquelles la pensée se divise elle-même. La réalité est ce qui finit, ce qui détruit de la pensée, par conséquent on ne peut ni la voir, ni la toucher, ni se reposer dessus. On ne peut donc pas dire qu’un fait, une chose ou un jugement sont réels, on devrait dire qu’il y a de la réalité dans un fait, une chose, un jugement. Ce qui veut dire qu’il y a une destruction, effective, qui modifie fait, chose, jugement, et qui est irréversible, en cela indiscutable.

Quand la réalité est seulement ce qui signale une telle cassure, rupture ou accomplissement, mais qu’elle est elle-même insaisissable parce que sans contenu (on ne peut saisir que ce qui a du contenu, fût-il vide), elle ne peut pas être la base positive de la totalité. C’est pourquoi, dans l’hypothèse téléologique, la réalité n’est une référence originelle que dans la vieille idée dialectique de la progression vers l’origine. La réalité est la fin des choses, et la fin des choses nous révèle leur sens.

La téléologie moderne a poursuivi cette réflexion en la ramenant à ceci : la réalité est une cassure, la limite de la pensée. La pensée est la contradiction à la réalité. Le phénomène de la pensée (la phénoménologie de l’esprit est importante parce qu’elle est très précisément le mouvement indécis de la totalité) est la négation de la réalité. Mais cette négation elle-même a pour objet et pour but ce qu’elle nie, la réalité. La pensée n’est que de la réalité non réalisée, non accomplie. Et il n’y a rien d’autre que de la pensée, que de la réalité non réalisée, non accomplie.

Que ce soit dans l’agir ou dans ce qui est « réalisé » comme on dit à tort, donc dans ce qui est fait, comme il serait plus juste de dire, la réalité se manifeste à la fois comme ce qui finit et détruit, mais aussi se manifeste sa négation, ce qui n’est pas fini ni détruit, ce qui donc tente de nier cette fin et cette destruction. La pensée est ce qui construit et reconstruit à partir de ce que la réalité a de fragmentaire. Tant que la réalité n’est pas la totalité (ce qu’on peut aussi dire ainsi : tant que la totalité n’est pas réalisée), la pensée est son aliénation avant-coureuse, ce qu’on peut dire ainsi : tant que la totalité n’est pas réalisée, la totalité est la pensée dont le mouvement est déterminé par les cassures, les ruptures et les accomplissements partiels de la réalité.

La question préalable à la fin de l’humanité est : est-ce que la pensée et la réalité vont divorcer, est-ce qu’une cassure ou une rupture peuvent avoir raison de la pensée ? Dans ce cas la fin de l’humanité sera ce qu’on appelle la catastrophe. Ou bien, est-ce que l’humain peut maîtriser la pensée au point de l’accomplir, de trouver la réalité de la totalité en faisant coïncider le contenu de toute la pensée avec la fin de toute pensée ? Dans ce cas, le débat de l’humanité sur elle-même peut s’ouvrir : il porte sur le contenu de l’accomplissement et les modalités de sa réalisation, et c’est la fin préconisée par la téléologie moderne.

  

Texte de 2009