De la Jeunesse

C’est une illusion de penser pouvoir dire la jeunesse de son temps sans la quitter, car la théorie d’une chose est la réalisation de cette chose, sa fin. Seulement, c’est un leurre bien pire encore de quitter la jeunesse de son temps en pensant pouvoir ne pas le dire. Les premières rides qui ne se cachent pas sont les rides de la pensée. Ceux qui vivent le plus avec leur temps doivent aussi le plus s’y plier. Le temps est encore les fourches Caudines de la vie et de l’histoire. Aussi faut-il connaître le moment venu aussi bien que l’occasion favorable. Voici donc la jeunesse d’aujourd’hui : hier ç’eût été présomption, demain ce serait vanité.

En septembre 1978 au Nicaragua, le matérialisme, en vieillissement accéléré, est devenu synonyme d’obscurantisme, jusqu’à s’allier à un catholicisme qui espère diminuer ses rides en forçant sur le maquillage paupériste. Entre Monimbó, Matagalpa et Estelí, a surgi parmi les gueux, compacte et déterminée, une nouvelle division des humains, révolutionnaire, comme en 1848 dans les rues de Paris avait surgi la classe ouvrière. Dans les rapports ennemis on ne parle pas des enfants, ou on en parle comme si c’étaient les mêmes enfants que ces ennemis lorsqu’ils étaient enfants ; de même en 1848, les rapports ennemis ne parlaient des ouvriers au mieux que comme des sans-culottes de 1793, si ce n’est comme des serfs d’avant. Les enfants du Nicaragua ont été confondus avec les jeunes adultes sandinistes, comme en 1848 beaucoup d’observateurs avaient amalgamé les ouvriers à la petite Montagne de Ledru-Rollin. Cette information reproche à Somoza d’avoir tué « même » les enfants, ces chers innocents, alors qu’il n’avait pas d’autres ennemis. Et il faut ici signaler, pour la honte des informateurs, que cette version des faits, unanime, qui témoigne autant de l’incompréhension que d’une pudeur moraliste s’exaltant dans une censure puritaine, est même en retrait de ce conte populaire nicaraguayen, intitulé ‘l’Enfant maudit’ : « « … Dans le village de Diriomo, il y avait une femme qui avait un seul enfant à qui elle permettait tout et qu’elle ne réprimandait jamais. Les gens racontent que l’enfant battait sa mère… Le garçon était persécuté par la foudre. Aussi, chaque fois qu’il pleuvait et qu’il tonnait, la mère le serrait dans ses bras pour le protéger de la foudre. Un jour, elle eut l’idée de chercher une grande marmite en fer pour y abriter son enfant contre la foudre. Un jour, cependant, il tonna et la foudre tua l’enfant avant qu’il n’ait eu le temps de se glisser dans la marmite… » La signification de ce récit est la suivante : l’enfant qui était maudit parce qu’il frappait sa mère fut châtié par les forces divines. » L’enfant maudit de Septembre 1978 avance vers les « forces divines » et la marmite sandiniste lui court après pour l’emprisonner, l’assommer, et si rien n’y fait, l’exposer à la foudre somoziste.

Aujourd’hui il devient visible que si l’organisation autour du besoin de manger a fondé la division entre les hommes, notamment en 1848, c’est parce que le besoin de manger est fondé à son tour par la communication entre les hommes, et non pas l’inverse. Les hommes sont divisés selon les moyens de communication dominants et non pas selon l’organisation du travail, qui en découle. L’esprit objectif est le moyen de communication dominant en temps de paix sociale. Dès que les hommes rompent avec la paix sociale, c’est-à-dire entre eux, dès que les hommes recommencent à communiquer directement, ils le font, cependant, selon les divisions qu’avaient produites les déterminations et le mouvement de l’esprit objectif. Ils fixent alors les divisions dont l’esprit objectif a fait la paix sociale qu’ils viennent de rompre, en les révélant, parce que leur rupture est immédiatement la détermination de leur division. Lorsque les gueux se battent contre l’aliénation, leur première mesure est d’affirmer une position aliénée, quoique neuve dans le monde, et c’est en cela qu’ils sont gueux ; Lukács a raison. La révélation de la division sociale de la jeunesse, d’avec le monde et en elle-même, ne s’est produite au Nicaragua que comme résultat d’un mouvement de l’esprit objectif. Ce mouvement, n’en déplaise aux apôtres de la simplicité, est malheureusement d’une très grande complexité ; et cette complexité participe à ce qu’il soit extrêmement entraînant. Ces deux raisons permettront de comprendre que, maîtrisant encore insuffisamment ce mouvement essentiel de la pensée, j’ai beaucoup de regret à ne le pas présenter ici.

En 1968, certains de nos ennemis sociologues parlaient de conflit de générations ; leurs adversaires matérialistes sont même allés jusqu’à nier ce conflit, fort logiquement, puisque dans leur idéologie tout conflit est conflit de classes économiques (soit en 1968 il y a eu un conflit de classes, soit il n’y a pas eu de conflit du tout !). Dire qu’en 1968 il y eut un conflit de générations est un euphémisme intéressé : à chaque génération il y a des conflits de générations ; comme le conflit de générations fait partie d’un cycle, qui se renouvelle et se résorbe, c’est la meilleure façon de dire ce qui s’est passé en 1968 en le minimisant. En 1968, il y a eu une division de générations. En 1978, en Allemagne, sont jeunes ceux qui l’étaient en 1968, et vieux ceux qui l’étaient alors. En Allemagne, les jeunes ont leurs cafés, leurs cinémas, leurs fêtes, leurs quartiers, presque leurs villes. Cette séparation est aussi nette et aussi opérante que le mur de Berlin. La famille, cette antique institution de l’humanité, organisée autour de la procréation et de la consanguinité (et non autour du besoin de manger, dont le règne avait assujetti la famille sans la dissoudre), en fait les frais. Cette division est restée ancrée en 1968. Pour la première fois, la jeunesse, guerrier nomade du temps, devient sédentaire. Il est même une espèce de culture qui, dix ans après, voit son alliage factice se décomposer dans une stérilité telle qu’on rit déjà des « soixante-huitards ».

La vieillesse commence donc en 1968. Elle-même se divise encore selon le travail : d’un côté, les vieux qui travaillent (la génération de 1945), de l’autre, les vieux qui ne travaillent plus. Cette dernière frange, oisive, la vieillesse proprement dite, est, dans les contrées du monde où il y a le plus d’esprit, à la retraite chez les parents de gueux, et à la direction de toute gestion chez les valets. En effet, les vieux anciens prolétaires, s’ils ne sont plus aptes à se révolter, à devenir gueux, ne sont plus aptes non plus à travailler. On ne les tue pas (la haine que les jeunes ont aujourd’hui pour les vieux suffirait largement à rétablir cette ancestrale coutume), moins à cause de l’humanisme croupi qu’est devenue la vieille idéologie dominante, mais parce que les vieux sont dociles (unique raison de la haine des jeunes) : excellents émetteurs-récepteurs d’esprit objectif, ils s’avèrent incapables de brouiller cet esprit au moyen de leur subjectivité. La même raison fait que chez les valets on avance à l’ancienneté. Gérer, c’est faire tourner ce qui est là, c’est garantir la libre circulation, non pas des individus, mais de leur contraire, l’esprit. Rien n’est plus utile à cette pratique qu’une tête d’homme sculptée, travaillée, farcie par des années de servitude, de bombardement d’esprit, d’expérience. Aussi sommes-nous entrés dans un monde où jamais il n’y eut plus de jeunes, entièrement gouvernés par des vieux. La vieillesse est devenue comme une caste hindoue, séparée de la société, dont elle conserve tout, y compris la division dominante : les parents pauvres partent à la retraite, s’opposant de leur poids énorme à l’offensive de la vie dans ces catacombes qui conduisent aux sarcophages ; les autres, à la gestion des Etats, au gouvernement des entreprises, en passant par la direction de la culture, miroir sale où on embaume leur image, sont momifiés au sommet de la pyramide.

Après une grossesse d’une dizaine d’années seulement, l’esprit a accouché de la jeunesse postwertherienne en 1968. Entre la puberté et la maturité s’est glissé un âge bâtard, l’adolescence. Non seulement cette société gouvernée par des vieillards a institué des activités pour adolescents, mais des lieux pour adolescents, une musique pour adolescents, un mode de vie pour adolescents, des marchandises spécifiques pour ces assistés ; aujourd’hui des banques s’évertuent dans leurs publicités à séduire des adolescents de 13 ans. Fils d’ouvriers et fils de cadres sont habillés avec le même uniforme, spécialement conçu pour leur âge. L’adolescence est devenue l’apprentissage de la soumission et de la misère, sorte d’antichambre honteuse de la survie, où fanent pêle-mêle, dans une indigence préventive, les pousses de valets et de gueux. Là s’apprend à respirer sans communiquer, à supporter d’être enchaînés les uns aux autres en se consolant de se frotter les uns aux autres, là s’apprend à endurer, même à justifier, l’impuissance et la bassesse. Avant d’avoir fait le premier choix, une multitude de choix vous a déjà fait, avant même d’être gueux ou valet, on est adolescent. A la puberté les enfants pénètrent désormais dans un enclos, où ils bêlent en semi-liberté, en broutant du conformisme. Délivrés de la famille, ils lui demeurent assujettis. « … ils sont même séparés de leurs propres enfants, naguère encore la seule propriété de ceux qui n’ont rien. On leur enlève, en bas âge, le contrôle de ces enfants, déjà leurs rivaux, qui n’écoutent plus du tout les opinions informes de leurs parents, et sourient de leur échec flagrant ; méprisent non sans raison leur origine, et se sentent bien davantage les fils du spectacle régnant que de ceux de ses domestiques qui les ont par hasard engendrés : ils se rêvent les métis de ces nègres-là. Derrière la façade du ravissement simulé, dans ces couples comme entre eux et leur progéniture, on n’échange que des regards de haine. »

L’attente dans l’antichambre de la vie est encore artificiellement prolongée, par les études. Ainsi, en Allemagne, est-il fréquent de rencontrer des adolescents de 30 ans, parfois de 35 ans. Comme il existe des gueux et des valets, la jeunesse est divisée entre ceux qui se préparent à devenir valets et ceux qui sont déjà gueux. Les étudiants sont les premiers. C’est une fausse jeunesse, une jeunesse vieille. Dix ans après ‘De la misère en milieu étudiant’ elle n’a pas réussi à invalider ce pamphlet. Si ce n’est que les étudiants sont aujourd’hui massivement résignés au malaise qui y est évoqué et au mépris grandissant dont ils font l’objet. Mais accepter un apprentissage si long de la soumission qu’il dure parfois au-delà de la moitié de l’existence ne les laisse pas indemnes. Ils en sortent légumes. Ils ont laissé passer la passion et les choix. Ils ont des grosses têtes d’enfants sur des corps d’adultes vides. Fatigués par cet interminable lavage de cerveau ralenti, complètement domestiqués, habitués même à leur insatisfaction, ils aspirent déjà, après tant d’irrécupérable retard, à une retraite anticipée. Ainsi fuient-ils à leur tour la vie, qui si longtemps les avait fuis.

En 1968, dans le monde entier, ils ont été la protestation qui a recouvert de son spectacle strident le grondement profond de la révolte, comme en 1848, la protestation bourgeoise masquait partiellement la naissance et la colère du prolétariat urbain. Ils veulent que ce monde change, à condition que l’université et la carrière à laquelle elle les destine restent. Car la première bassesse qui leur a été profondément inculquée, c’est que leurs privations actuelles ne sont qu’investissement ; au-delà de la respiration qu’ils retiennent sont fortune et puissance. Ils apprennent à être « raisonnables », « réalistes ». La seule raison de se révolter qu’ils supposent dans le monde est la leur : la peur de rater le débouché. Aussi, depuis 1968, formulent-ils leurs revendications, audibles et décentes, dans la langue de cette peur, un certain scoutisme, agrémenté d’un léninisme certain. Depuis dix ans, ces revendications constituent les débats les plus graves mis en scène par la pensée dominante.

Car cette adolescence prolongée couvait son ennemie, l’adolescence précoce, qui en 1968 était encore en enfance, en nourrice. Comme l’estudiantisme prolonge l’adolescence vers le haut, l’avancement continu de la puberté, dont je ne connais pas vraiment les raisons, la prolonge vers le bas. Aux étudiants de 35 ans, il faut aujourd’hui opposer l’existence de grands-mères de 16 ans ; aux deux Allemagnes, premier pays où la population régresse et donc patrie moderne de la vieillesse, il faut opposer le Nicaragua, où la moitié de la population a moins de 15 ans et le troisième quart entre 15 et 25 ; et aux ratiocinants futurs valets contestataires de 1968, les enfants sauvages et spontanés, déjà gueux, de 1978. Non, la jeunesse n’est plus ce qu’elle était : non seulement s’y est développée monstrueusement une adolescence séparée de la maturité comme de l’enfance, mais cette adolescence ne cesse de se prolonger dans l’âge adulte tout en repoussant l’enfance vers le ventre de la mère (un marchand de jouets se lamentait récemment que son marché perdait un an d’âge tous les cinq ans : si par exemple il y a vingt-cinq ans on pouvait vendre des jouets pour des enfants de 15 ans, on ne peut plus en vendre aujourd’hui pour des enfants de plus de 10 ans) ; non seulement cette adolescence s’est manifestée en tant que telle dans l’histoire, mais elle s’y est manifestée scindée en deux. Ainsi, dix ans après l’arrivée en fanfare de l’adolescence prolongée dans l’histoire, par la révolte, la talonne impitoyablement, par la révolte, l’adolescence précoce.

Les adolescents qui ne sont pas étudiants n’ont pas appris la soumission, même naïve, de ces aînés. Ils sont spontanément gueux. Partout, ils forment des bandes. La banlieue et le supermarché sont leur école ; l’école, qu’ils délabrent, leur prison ; la famille, qu’ils fuient, leur passé ; la rue, leur perspective ; la délinquance est leur gloire et leur honneur, la drogue leur défi, la prostitution leur vice. Ce n’est peut-être pas le cas de tous, ou même de la majorité, mais ce mépris et la bravade de la loi sont le trait saillant des jeunes de notre époque.

Car la loi les ignore. Elle tient pour responsables leurs parents. Ceux-ci, ligotés dans la torpeur de leur survie, de plus en plus impuissants et irresponsables d’eux-mêmes, bien plus encore de ceux dont ils ont la charge, ignorent devant la loi et devant autrui, devant leurs miroirs mêmes, vers où leur engeance, devenue criminelle, s’est échappée. Les législateurs font l’autruche. Admettre qu’un enfant de 10 ans serait responsable de ses actes ne signifierait pas seulement rabaisser l’âge adulte légal (aussi absurdement ramené à 18 ans dans la vieille Allemagne que maintenu à 21 dans le jeune Nicaragua). Mais il faudrait alors admettre qu’à 10 ans on choisit, on décide, on légifère même aussi ; qu’à 10 ans on baise ou on aime ; que, par conséquent, l’adolescent innocent, dont l’innocence est carcéralement prolongée par la morale du spectacle, l’humanisme de pacotille et les « études », est un mutilé ; enfin, que toute forme d’éducation scolaire, quel que soit son contenu, n’a pour intérêt et conséquence que cette mutilation. Comme d’accorder le droit de vote aux pauvres du XVIIIe siècle, aux femmes du XIXe, et aux Noirs en Afrique du Sud, le fait d’avancer la majorité au moment où l’enfant est capable de remplir un Caddie et de payer son contenu serait probablement une victoire des valets. Mais le goût de la conservation et la crainte de réformes imprévisibles qui interdisent à la domesticité régnante d’accorder ces droits de cité suscitent parmi les exclus la critique bien plus dangereuse de tous les aspects de cette domesticité régnante.

A New York, raconte un des films ironiques de Paul Morrissey, des bandes d’adolescents précoces se disputent le marché de la drogue. Des enfants de 14 ans y implorent leurs cadets de 12 ans de les accepter dans ces bandes ; en vain, car à 14 ans, si l’on tue, on est interné, alors qu’à 12 ans on est relâché avant même le début de l’enquête. Les enfants ont cessé d’être des auxiliaires d’adultes, soumis par la gifle ou le fouet. Ils ont aujourd’hui des armes à feu, que, plus habiles et plus mobiles que leurs aînés, ils apprennent à manier avec d’autant plus d’insouciance qu’ils jouissent d’une impunité relative. A New York, des bandes d’enfants se sont mises à leur compte, et passent sous la loi. En Centrafrique et au Nicaragua, les enfants en sont déjà à attaquer l’Etat. L’Etat, victime de l’insuffisance de ses lois, est obligé de les tuer. En Centrafrique, ce phénomène absolument nouveau de notre temps a pu être maquillé en scandale, dont le chef d’Etat a été tenu responsable ; au Nicaragua, où la révolte n’a pu être étouffée ni dans la rue ni dans l’information, la propagande ennemie a transformé les acteurs, adolescents précoces, en auxiliaires de leurs parasites, adolescents prolongés.

Ainsi trônent, au sommet d’une pyramide vacillante, de vieux valets auxquels rien ne répugne pour conserver leur livrée ; la pierre de cette pyramide est constituée par des esclaves hallucinés et anesthésiés, séparés et collés par le ciment d’un esprit qu’ils y ont mis et qui leur échappe ; et ce sont des morts en Iran et des enfants au Nicaragua qui mènent seuls la révolte contre ce masque hideux qu’est devenue la société des hommes en 1978.

Ce monde, à la vérité, semble issu directement d’un genre littéraro-cinématographique appelé l’« horreur » (non pas pour décrire sa propre pauvreté, car les auteurs de ce genre n’ont pas cette ironie, et encore moins de lucidité) et qui mérite une brève parenthèse. La révolte des morts vivants, la guerre des enfants contre les adultes, en sont des thèmes vedettes. Ces prémonitions passent pour fruits de la plus pure imagination. Mais on ne peut écrire que ce qui est là. Et « horreur » ou « science-fiction », les mal-nommées, ne peuvent se lire que comme les tristes rêveries d’un cauchemar de masse, comme image déformée ou balbutiement maladroit et frustré des psychoses les plus généralisées. Aussi horreur et science-fiction cherchent-elles à brouiller leurs sources, à isoler un détail de l’horreur ou de la science ou de la fiction de cette société, ce qui en même temps le rend improbable et magnifique, inattaquable et éternel. Les morts vivants, par exemple, s’y révoltent contre tous les vivants, les enfants contre tous les adultes, sans cause. Mais en Iran, les morts étaient divisés, tous n’étaient pas martyrs, et au Nicaragua, les enfants étaient divisés, tous n’étaient pas gueux ; en Iran, les morts ont soulevé et non combattu la plupart des vivants, et au Nicaragua, les enfants ont soulevé et non combattu la plupart des adultes.

Les adolescents précoces révoltés du Nicaragua sont encore plus terrifiants que les morts vivants d’Iran. Car les martyrs d’Iran ne servent leur parti qu’une fois, le jour du deuil, et peuvent ne pas transmettre leur virus ; alors que les enfants du Nicaragua, sans nombre, sont inexterminables et ont, au sens le plus propre du terme, toute la vie devant eux. Ainsi l’extermination de Septembre n’aura pas eu sur ce grand corps bouillonnant plus d’effet qu’une grosse saignée, entraînant un bref assoupissement.

Voici ce que la révolte de cette adolescence précoce révèle de nouveau : jamais des acteurs aussi jeunes n’avaient forgé l’histoire. Les rois mineurs étaient des potiches, et les enfants des mines de charbon anglaises, du bétail. Ceux du Nicaragua sont la première menstruation gueuse, la mue de la conscience. Les premiers gueux modernes sont ceux de 1978. Et au Nicaragua, ils n’ont même pas attendu la puberté pour porter les armes contre le vieux monde. L’adolescence précoce est la forme la plus nouvelle, dans l’histoire et dans la vie, de la révolte des gueux.

Car ce que 1968 avait déjà indiqué, mais ce que 1978 a réalisé, c’est qu’on ne passe plus d’une génération à l’autre. Le cercle de fer de la famille, qui protégeait ce passage, a fondu. Jadis, un prince de 10 ans et un esclave des mines de charbon de 10 ans ressemblent plus à leurs parents qu’ils ne se ressemblent entre eux ; aujourd’hui, n’importe quel enfant de 10 ans ressemble plus à n’importe quel autre enfant de 10 ans qu’à sa propre mère. L’ennemi s’efforce de démentir cette tendance par des contre-exemples encore nombreux : « amongst them were those with extraordinary political maturity, like the nine-year-old Luis Alfonso Velasquez who led the primary school children’s Movimiento de Educacion Primeria » ; ce Movimiento est évidemment une organisation sandiniste. Voilà la société que combattent aujourd’hui les gueux : à 9 ans, on peut déjà y être politicien, récupérateur, salope ; et voilà l’exception présentée comme la règle : à 9 ans, on est déjà sandiniste, à l’âge de l’adolescence précoce, certains sont déjà adolescents prolongés, comme si c’était un mieux ; ce bouffon paradoxe vise à annexer l’adolescence précoce à l’adolescence prolongée, la première devenant la forme sous-développée de la seconde. Mais non, désormais les plus nombreux vieillissent avec leur génération ou meurent avant. Chacun emporte, à travers son vieillissement, les tares de l’apogée de sa génération, et l’apogée d’une génération est le moment de sa révolte. Bientôt on ne dira plus, untel est vieux, untel est jeune, mais untel est de la génération de 1945, untel de la génération de 1968 et untel de la génération de 1978. Il est facile en 1968 de constater à quel point la génération de 1945 était tarée, elle qui ne s’était jamais révoltée ; et en 1978, première génération bien cloisonnée, entièrement urbaine, celle de 1968 avait aggravé les tares de son adolescence prolongée ; on ose à peine imaginer les tares monstrueuses, en 1988, d’une génération qui a connu son apogée dans l’adolescence précoce, si ces enfants de 1978 devaient être battus ou récupérés. On comprend qu’ils aient été si nombreux à préférer mourir.

Pour l’ennemi, il n’y a toujours, conception désormais vieillie, qu’une jeunesse. C’est celle de 1968. C’est l’adolescence prolongée. Au Nicaragua, cette adolescence prolongée, infime minorité, est représentée par les sandinistes. C’est pourquoi, nulle part plus que dans les deux Allemagnes, où l’adolescence précoce est une infime minorité, les sandinistes n’ont été applaudis par toute la jeunesse. Dans la perspective écrasée de ces régions du monde, sous-développées au point de n’avoir pas encore fait éclore leur adolescence précoce, Allemagne, Russie, Amérique du Nord, Europe, on a vu, au Nicaragua du sang jeune qui coule et des têtes jeunes qui triomphent ; et comme c’est dans la perspective de ces régions-là que l’ennemi médiatise l’information du monde, il a amalgamé le sang des adolescents précoces et les têtes sandinistes ; ainsi, la révolte des enfants du Nicaragua est apparue au monde comme la révolte des guérilleros sandinistes. Ainsi, le terme « muchachos » a été repris avec enthousiasme par le parti valet : déjà il gommait le terrifiant « niños » de Matagalpa, horreur de tous les adultes ; puis surtout, en servant à désigner les auxiliaires les plus jeunes des sandinistes, il transformait implicitement toute l’adolescence précoce en auxiliaire de l’adolescence prolongée, recousant leur unité : si les sandinistes conduisent les muchachos, les étudiants de 1968 réussissent enfin le soulèvement qu’ils ont toujours manqué.

Car le Nicaragua de 1978 est bien la vérité de 1968, 1968 réalisé. Pour les adolescents prolongés, du Nicaragua à l’Allemagne, c’est la réconciliation tant attendue avec le monde contre lequel ils protestaient il y a dix ans, le débouché, le fruit tardif des études : on peut gérer en étant révolutionnaire. Seulement, pour que les sandinistes soient « révolutionnaires », les adolescents prolongés du monde entier sont obligés de compter les adolescents précoces du Nicaragua pour du beurre, et les 5 000 morts de Septembre comme un accident, déplorable, dû à quelque insensibilité mercantile du gouvernement des Etats-Unis, et non pas comme une condition sine qua non des sandinistes pour arriver à la gestion des affaires. En 1978, la génération protestataire de 1968, par le conservatisme étatique et le cynisme politicien des sandinistes, se donne enfin les moyens, aux dépens du puissant mouvement de la génération qui lui succède, de réaliser l’objet de tous ses verbiages, son idéal de 1968 : arrêter l’histoire, non pas sur la génération de 1945, mais un cran plus loin, sur elle.

Les gueux de 1978 ont également dépassé ceux de 1968 : ils sont débarrassés du légalisme, ils sont débarrassés de l’ouvriérisme. Leurs terrains de bataille sont plus loin du centre du monde que Prague et Paris, mais ils sont aussi moins entravés par la tradition, plus vastes. Ils sont plus neufs et plus nombreux, plus bruyants, mais ne parlent plus la même langue que leurs ennemis dont ils ne se méfient pas encore assez. Ils sont plus offensifs, plus jeunes et plus hardis. Seule la jeunesse avortée de 1968 est capable, aujourd’hui, d’écraser la chrysalide avant l’envol.

Dix ans après la révolte de l’adolescence prolongée, qui l’a consacrée, a donc eu lieu le soulèvement de l’adolescence précoce, devenant à son tour autonome. La révolte de l’adolescence prolongée s’avère avoir été le jeu d’enfant du soulèvement de l’adolescence précoce. Et les justifications et les insuffisances de l’adolescence prolongée vaincue vont désormais servir d’idéologie, comme la néo-religion en est l’expression en Iran, pour vaincre cette adolescence précoce sans théorie. Jamais encore le vieux monde n’a eu un assaillant aussi jeune ; et jamais non plus un dernier rempart aussi jeune. La jeunesse a perdu son unité, qui était sa virginité. Pour la première fois, deux générations sont déjà ennemies avant que la plus vieille ne soit adulte. Au Nicaragua, celle de 1968 va enfin décrocher le diplôme qui récompense sa longue marche à travers ses études falsifiées ; celle de 1978 a remis le feu au monde, transformant l’esprit objectif que sa récupératrice devancière idolâtre, en petit bois, par la hache que craindra toujours sa récupératrice devancière, la passion.

 (Extrait de ‘Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979’, par Adreba Solneman, texte de 1986, annoté en 2000.) teleologie.org / traités / patates aigres-douces / Individu et genre /